« Donne-toi du temps », le proverbe chinois de Pierre-Frédéric Roulot

Masterclass – Quand un actionnaire chinois confie les commandes, y compris de son activité en Chine, à un dirigeant français… Retour d’expérience de Pierre-Frédéric Roulot, patron de Louvre Hotels Group. Et fin de quelques clichés. 

Jin Jiang, le nouvel actionnaire de Louvre Hotels Group depuis 2015, vous a nommé, vous le patron français, dirigeant de son activité hôtelière en Chine. Comment la confiance s’est-elle établie ?

Il y a quelques années, lorsque je me suis intéressé au marché chinois, Louvre Hôtels (Campanile, Kyriad, Première Classe, Golden Tulip, NDLR) et Jin Jiang sont devenus partenaires de «cobranding». J’avais lancé plusieurs initiatives en matière d’offres et services aux clients, très appréciées en Chine. La confiance a commencé à naître dans ce contexte. D’ailleurs, si Starwood Capital a fait un appel d’offres qui s’est déroulé de façon traditionnelle, Jin Jiang est arrivé en dehors du process, avec une offre sans due diligence… Un rachat à 1,3 milliard sans due diligence, c’était assez inédit

Et avec vous précisément ?

Je ne savais même pas si j’allais rester en poste quand Jin Jiang est devenu propriétaire ! Il y a des cycles dans une entreprise… et j’étais déjà là depuis huit ans. Mais ma première visite au chairman, à Shanghai, s’est bien passée et il m’a, par la suite, régulièrement fait venir auprès de lui.

Pour quelles raisons, d’après vous ?

J’ai un gros avantage, que je n’avais pas immédiatement mesuré : mon épouse est d’origine chinoise. J’ai probablement assimilé les bons codes. Six mois après le rachat, les dirigeants chinois m’ont demandé de quoi j’avais besoin pour poursuivre le développement de l’entreprise et ils m’ont octroyé une ligne de crédit de 2,5 milliards d’euros. Après des années de croissance à base de « bouts de chandelle », c’est l’opulence !

L’élargissement de vos fonctions ne nuit-il pas au pilotage opérationnel ? 

Louvre Hotels Group était déjà présent dans cinquante-deux pays. Je considère que la Chine est un gros marché en plus. C’est aussi le pays de l’actionnaire, la ville de Shanghai. J’y passe donc plus de temps. Ma mission est de faire en sorte que toutes les entités du groupe soient alignées en termes de gouvernance, de management et de savoir-faire.

S’agit-il de dupliquer un même mode de gestion ? 

Pas du tout. Mon expérience de l’international me pousse à affirmer qu’une méthode ne se duplique pas. A chaque fois, il faut repartir de zéro. Partir du consommateur et se remettre en question est la bonne démarche. Il faut trouver une méthode différente pour arriver à un résultat équivalent.

Et en la matière, quelles sont les spécificités de la Chine ?

On pourrait imaginer qu’on y est plus traditionnel, mais les Chinois sont aujourd’hui très en avance sur les usages. Et nous pouvons tenter des choses que je n’oserais pas en Europe. J’ai, par exemple, monté en trois mois une organisation avec une business unit dans laquelle l’équipe de management est détentrice de 20% du capital. Lorsque vous discutez avec eux, ils se comportent en patrons, osent se confronter. Et cette confrontation est productive.

Comment s’est adaptée l’organisation ? 

Louvre Hotels Group avait une organisation très souple, très agile et à très faibles coûts. Nous fonctionnions depuis longtemps avec des business units, et nous nous développions par le biais de co-entreprises, sans expatrié. La plus grosse business unit est désormais celle basée en Chine. Au début de l’année, nous avons mis en place une nouvelle organisation de tête assez simple, avec une structure corporate équipée de services partagés et d’experts. Les différentes « BU » ont pour mission de travailler sur le présent, pendant que de nouveaux services transverses se penchent sur le futur. Nous voulons garder une organisation souple et agile.

Comment avez-vous fait passer le message de la réorganisation auprès des salariés ?

J’ai connu ce groupe à une époque où, chaque mois, nous étions obligés de vendre des établissements pour vivre… Depuis le début de l’année, nous en avons ouvert une centaine, nous avons signé au Vietnam et nous venons de racheter le leader indien de l’hôtellerie. C’est motivant pour tout le monde et le message d’une nouvelle organisation est beaucoup plus facile à faire passer. Mon pari est maintenant de réussir le « mix culturel ». Et d’identifier une culture à laquelle des personnes n’étant pas sur un même lieu peuvent se rattacher.

Mais avec des business units, des marques, et des nationalités différentes, l’entreprise peut-elle trouver un ciment commun ? 

Etant donnée notre changement de dimension, nous sommes encore en phase de réflexion pour impulser une nouvelle culture d’entreprise. Nous ne sommes pas « Jin Jiang » depuis si longtemps  ! J’ai été le premier salarié, et c’est en train de ruisseler tranquillement dans toute l’entreprise. Nous pratiquons déjà l’échange de talents entre les pays. J’aimerais que la nouvelle échelle _ mondiale _ de ce groupe, qui n’est pas seulement franco-chinois, inspire chaque étage de la fusée. Pour donner du sens, je regarde ce qui se pratique en dehors du secteur de l’hôtellerie. Nous devons faire quelque chose d’intelligent. Je souhaite davantage me tourner vers des universitaires que des consultants. Et je sais que je dois me placer dans une logique d’ouverture culturelle, y compris dans l’exercice de mes fonctions de direction.

C’est-à-dire ? 

Par exemple, Jin Jiang ne travaille pas selon un plan annuel mais à trois ans. Pour les dirigeants chinois, l’important n’est pas d’aller vite, mais de progresser. Ils me rappellent régulièrement à l’ordre : « Tu es trop pressé. Donne-toi du temps ». C’est presque impensable ici.

Quels conseils donneriez-vous à un dirigeant d’entreprise en affaire avec un groupe chinois ?

Vous dites Chinois, mais il y a toutes sortes d’entreprises en Chine !  Et mon premier conseil serait de s’interroger sur la nature du groupe. En ce qui me concerne, c’est une entreprise étatique _ on n’y fait pas n’importe quoi. Mon deuxième conseil serait d’accepter de changer ses paramètres sur le temps. Mon troisième de comprendre que la Chine n’est pas un pays de lignes droites, mais un pays de cercles. Nous sommes habitués à une certain schéma « question – réponse ». En Chine, la question posée n’implique pas de réponse immédiate, la conversation n’est pas linéaire. Elle avance un peu comme un moteur à explosion. Il convient de ne pas se sentir perdu par rapport à cela. Enfin, il faut se déplacer en Chine, souvent. Les personnes qu’on enverra jusqu’à vous ne seront pas nécessairement les bons interlocuteurs ; si vous n’y allez pas, ça ne marchera pas. C’est un point à bien garder en tête : le mot Chine veut dire Empire du Milieu.


Valérie Landrieu- Business Les Echos

 

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